15/03/2006
Les jeunes et le CPE
La Croix : Les jeunes d¹aujourd’hui sont-ils plus touchés par la précarité que leurs aînés ?
Michel Fize, sociologue au CNRS : « Parler d¹une génération précaire n¹est pas la plus juste expression car cela fait longtemps que les clignotants indiquent une dégradation de la condition d¹entrée des jeunes dans la vie active. La précarité a maintenant trente ans d¹âge. Ce qui se passe aujourd’hui n¹est pas une surprise. J¹y vois l¹exacte répétition du mouvement contre le contrat d¹insertion professionnelle (CIP) d¹Édouard Balladur en 1994. Les étudiants ne voulaient pas alors du « smic jeunes ».
Ils disent non au CPE dans les mêmes termes. La précarité est devenue au fil des années le mode d¹entrée ordinaire dans le monde du travail. Avec le CPE, une étape supplémentaire est franchie car ce nouveau contrat reconnaît officiellement une précarité qui s¹est déjà installée dans la pratique.
Il faut en moyenne une bonne dizaine d¹années avant d¹atteindre ce précieux sésame que représente le CDI. Les jeunes vont de stage en stage puis de stage en CDDŠ D’où le récent mouvement de rébellion des stagiaires. En 1994, ces derniers étaient relativement épargnés. Aujourd’hui, même ceux qui ont bac + 6 éprouvent de grandes difficultés à décrocher un emploi. Le rapport au travail a certes bien changé. Les jeunes sont plus sensibles à la flexibilité. Ils n¹envisagent pas d¹exercer toute leur vie le même emploi dans la même entreprise. Mais il ne faut pas confondre cette flexibilité admise avec la précarité.
À cette aggravation de la précarité s¹ajoute celle de la rémunération. Les écarts n¹ont cessé de se creuser entre les aînés et les jeunes. En 1975, l'écart des revenus entre les 30 et les 50 ans était de 15 %. En 1995, cet'écart atteignait 35 %. Les salaires des jeunes, à niveau de qualification'égal, se sont tassés. On dit parfois que ce mouvement traduit une défiance à l'égard du monde professionnel. Lors des manifestations de ces jours-ci, on a en effet entendu des slogans contre le travail lui-même. Je ne pense pourtant pas qu¹ils traduisent l¹état d'esprit de la grande majorité de cette génération qui veut travailler, mais pas à n'importe quel prix. Les jeunes, depuis plusieurs décennies, n¹envisagent pas une activité au vu de leurs seules capacités mais aussi de leur goût. »
La Croix : La jeunesse peut-elle se mobiliser au-delà de ses différences ?
Georges Felouzis, professeur de sociologie à l¹université Bordeaux II (1) : « Il me semble peu probable que la jeunesse dans son ensemble se fédère autour du contrat première embauche. En France, à l¹image de la société, la jeunesse est fragmentée. D'un côté, on trouve celle des universités, potentiellement diplômée, qui lutte actuellement contre le CPE. Ces étudiants bénéficient d¹une visibilité sociale, ils ont une capacité collective à s¹organiser et à se faire entendre. De l'autre, et notamment
dans les cités, vit une jeunesse plus précaire, faiblement diplômée, qui éprouve de grandes difficultés à accéder à l'emploi. Durant la crise des banlieues, à l¹automne dernier, il n¹est pas anodin que l¹on ait parlé de ’révolte’ et non de ‘mouvement social’ : cette jeunesse n¹avait ni relais organisationnel pour traduire ses revendications, ni représentation politique. De façon un peu schématique, nous avons là deux jeunesses, qui peuvent difficilement s¹agréger autour d¹un même combat.
Cela, évidemment, n'empêche pas les étudiants anti-CPE de se réclamer de la jeunesse tout entière, afin de légitimer leur combat. Mais on se situe dans l'ordre du discours. En réalité, le mouvement contre le contrat première embauche n'est pas plus fédérateur que ne le fut la crise des banlieues. D'autant que ces deux jeunesses ont des intérêts divergents sur la question. Ceux qui manifestent aujourd’hui pour beaucoup étudiants en fac de lettres seront diplômés à 23, 24 ans, voire plus et ont pour modèle l¹emploi public. Ils n¹ont guère d'avantages à retirer du CPE et défendent le contrat à durée indéterminée (CDI) auquel ils peuvent prétendre. Rien de comparable avec la situation des jeunes de banlieue. Pour beaucoup, le « CDI pour tous» veut plutôt dire : pas d¹emploi du tout. Pas ou peu qualifiés, sans réseau, ils peuvent avoir intérêt à un contrat plus souple, même si rien, à l'heure actuelle, ne garantit son efficacité.
Une dernière réflexion, toutefois : pour gagner son combat, la jeunesse desuniversités n¹a pas forcément besoin du soutien des banlieues. Elle se suffit à elle-même, forte d¹une vraie capacité à mobiliser. Ce qui en ditlong sur la crise de représentation politique qui frappe notre société en général. » le «CDI pour tous » veut plutôt dire : pas d¹emploi du tout. Pas ou peu qualifiés, sans réseau, ils peuvent avoir intérêt à un contrat plus souple, même si rien, à l'heure actuelle, ne garantit son efficacité.
La Croix : Les jeunes sont-ils moins individualistes qu¹on ne le pensait ?
Bernard Roudet, sociologue à l¹Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire (2) : « Il faut parler d'individualisation plutôt que d'individualisme. L'individualisme renvoie à une attitude qui pourrait s'exprimer comme suit : "Je ne pense qu¹à moi et je suis prêt à marcher sur les pieds des autres pour arriver." Ce n¹est pas le cas de cette génération. Mais elle a tendance à faire des choix et à affirmer ses valeurs en dehors de ce que pourraient vouloir leur imposer les institutions traditionnelles que sont la famille, l'école, l'Église ou les organisations politiques. De ce point de vue, on assiste, c'est vrai, à une certaine déconnexion intergénérationnelle.
Cela ne veut pas dire pour autant que les jeunes ne sont pas engagés et qu'ils n'ont pas une forme de conscience collective. Leur prise de distance avec le monde politique les a rendus paradoxalement souvent plus compétents sur les grands problèmes de société et de relations internationales. Mais leur système de valeurs est plus hétérogène et leur engagement prend des formes différentes. Ce n'est plus un engagement à long terme fondé sur la défense d¹un idéal. Il est plus ponctuel, plus axé sur un projet particulier, et prend une forme essentiellement protestataire avec une recherche d'efficacité immédiate. On l'observe depuis 1986. Ce type de mouvement resurgit régulièrement, tous les trois ou quatre ans, ces dernières années avec les manifestations contre Le Pen en 2002 ou plus récemment, contre la réforme du bac.
La mobilisation contre le CPE a ceci de particulier qu¹elle témoigne d¹une inquiétude forte à l'égard de l¹avenir. De fait, les enquêtes auprès des jeunes montrent qu'ils ont plutôt confiance en eux et en leur propre avenir, mais sont inquiets sur le devenir de la société, et c'est sans doute ce qu'ils veulent exprimer aujourd’hui. La nouveauté me semble par ailleurs résider dans les débats entre étudiants sur les modalités d¹action, avec une opposition forte au blocage des cours, y compris parmi ceux qui sont contre le CPE . Cela donne le sentiment que ce mouvement, qui a connu un départ laborieux, est davantage porté par un petit noyau de militants que les précédents. »
Recueilli par Bernard GORCE, Marine LAMOUREUX et Céline ROUDEN
(1) Coauteur avec Olivier Galland de Les jeunes Européens et leurs valeurs, 2005, Éd. La Découverte
(2) Dernier ouvrage paru : L¹apartheid scolaire, Paris, Éd. du Seuil, 2005 (avec Françoise Liot et Joëlle Perroton)
10:55 Publié dans Cris | Lien permanent | Commentaires (1)
Commentaires
Oui ... Et que dire des patrons qui emploient et qui ne payent pas ??? L'exploitation en l'an 2006 est bel et bien toujours d'actualité ...
Écrit par : Stéphanie | 16/03/2006
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