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04/12/2015

Relire sa vie

Le lent détachement de soi

Aujourd’hui tu es debout

au milieu de ta vie tu regardes

tu fais le compte

des jeux épars des outils des objets

tu vois les absents

autant que les présents

tu dénombres les fêtes et tes deuils

demain tu poursuivras

aujourd’hui tu te recueilles

9547fdf5c72ce8cf0297838133bf252a.jpgN’est-ce pas ce que nous éprouvons chaque matin, lorsque, émergeant tant bien que mal d’une nuit peuplée parfois de noirs pressentiments, nous prenons pied dans le jour neuf ? Tout à la fois étonnés d’être encore vivants ; reconnaissants et curieux, avides, mais aussi inquiets des rendez-vous annoncés : un examen médical, une rencontre délicate, une tâche ardue.

Nous sommes là au cœur de notre existence, nous essayons de distinguer le fil qui relie passé, présent et avenir. Nous tentons de comprendre, de nous comprendre, de nous rassembler, de nous recueillir pour mieux avancer.

J’en prendrai comme exemple ou plutôt comme image révélatrice le chemin de l’école. Combien de chemins d’école ai-je empruntés ? Depuis le tout premier, suivi le cœur battant, la main dans la main de maman, jusqu’à celui de professeur au seuil de la retraite. Je n’irai plus jamais à l’école. Entre les deux pôles, les chemins en compagnie de mes propres enfants et petits-enfants, parfois dans la hâte : « Vite ! descends de la voiture, je suis en contravention », parfois dans le plaisir : « Marchons tranquillement, nous sommes à l’avance. » Tantôt le cœur confit : « Ne me conduis plus jusqu’à l’entrée, les copains se moqueraient de moi » et tantôt attendri : « Tu es là je suis contente ».

Comme j’ai aimé les chemins d’école. Sauf en cas d’urgence, j’ai toujours préféré la voie buissonnière, la route qui sinue à travers villages et champs. Un sas entre foyer et métier, un espace entre la famille et les élèves ; une respiration au gré des saisons, à pied, à vélo, en voiture. Un jour, seule et l’autre, accompagnée d’une bande d’enfants – les miens, ceux des voisins – chahutant à l’arrière. En musique ou en silence. A me redire des poèmes ou à faire le vide, à prier. A relier.

Être au monde. Les spectacles familiers ou insolites qu’on peut observer tout au long du trajet sous la pluie ou dans le soleil. Et surtout le lent détachement de soi, pour entrer dans la dynamique des autres. Passer en revue les visages de la classe imminente, se remémorer la logique des différents cours, se promettre de lire à haute voix le début du livre découvert a veille ou s’inquiéter d’un élève en crise.

Il m’arrive de reprendre la route de l ‘école. Entre les arbres, j’aperçois le bâtiment ; je scrute les fenêtres, la plaine des jeux. Entrerai-je saluer mes anciens collègues à la faveur de la récréation ou attendrai-je l’apéritif de fin d’année. Et c’est bon de distinguer les fils tissés qui constituent la trame d’une existence. Chemin d’école, sans article dé » fini ou indéfini ; piste de vie.

Il est une relecture de sa vie qu’il vaut mieux fuir, une forme d’examen de conscience pervers qui consisterait à inventorier toutes les erreurs accumulées. Au contraire, comme il est bon, au terme du jour comme au sommet d’une vie, près de celui ou de celle qui s’en va, de dresser l’inventaire des dons et des grâces, des moments ensoleillés, des épreuves traversées, des rencontres primordiales, des pleins surgissant des creux.

Dans la lumière de la reconnaissance, se déchiffrent les sens, s’affirme la présence d’un amour plus fort que la mort, se transfigure en robe de fête le tissu parfois terne de notre quotidien.

Colette Nys-Mazure, écrivain, dans La Croix du 26 octobre 2007

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