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19/01/2016

Les deux banquets

mt.jpgIl était une fois un calife d'Ispahan qui avait perdu son cuisinier. Il ordonna donc à son intendant de se mettre en quête d'un nouveau chef digne de remplir les fonctions de chef des cuisines du palais.

Les jours passèrent. Le calife s'impatienta et convoqua son intendant.

- Alors ? As-tu trouvé l'homme qu'il nous faut ?

- Seigneur, je suis bien embarrassé, répondit l'intendant. Car je n'ai pas trouvé un cuisinier, mais deux tout à fait dignes de remplir ces hautes fonctions, et je ne sais comment les départager.

- Qu'à cela ne tienne, dit le calife, je m'en charge. Dimanche prochain, l'un de ces deux hommes désigné par le sort nous fera festoyer, la cour et moi-même.

Le dimanche suivant, ce sera au tour de l'autre. A la fin de ce second repas, je désignerai le vainqueur de cette plaisante compétition.

Ainsi fut fait. Le premier dimanche, le cuisinier désigné par le sort se chargea du déjeuner de la cour. Tout le monde attendait avec la plus gourmande curiosité ce qui allait être servi. Or la finesse, l'originalité, la richesse et la succulence des plats qui se succédèrent sur la table dépassèrent toute attente. L'enthousiasme des convives était tel qu'ils pressaient le calife de nommer sans plus attendre chef des cuisines du palais l'auteur de ce festin incomparable. Quel besoin avait-on d'une autre expérience ? Mais le calife demeura inébranlable. "Attendons dimanche, dit-il, et laissons sa chance à l'autre concurrent."

Une semaine passa, et toute la cour se retrouva autour de la même table pour goûter le chef-d'oeuvre du second cuisinier. L'impatience était vive, mais le souvenir délectable du festin précédent créait une prévention1 contre lui.

Grande fut la surprise générale quand le premier plat arriva sur la table : c'était le même que le premier plat du premier banquet. Aussi fin, original, riche et succulent, maisidentique. Il y eut des rires et des murmures quand le deuxième plat s'avéra à son tour reproduire fidèlement le deuxième plat du premier banquet. Mais ensuite un silence consterné pesa sur les convives, lorsqu'il apparut que les plats suivants étaient eux aussi les mêmes que ceux du dimanche précédent. Il fallait se rendre à l'évidence : le second cuisinier imitait point par point son concurrent.

Or chacun savait que le calife était un tyran ombrageux2, et ne tolérait pas que quiconque se moquât de lui, un cuisinier moins qu'aucun autre, et la cour tout entière attendait épouvantée, en jetant vers lui des regards furtifs, la colère dont-il allait foudroyer d'un instant à l'autre le fauteur3 de cette misérable farce. Mais le calife mangeait imperturbablement.


Michel Tournier, Les Deux Banquets ou la commémoration, Gallimard, 1989

Commentaires

Merci pour ce bel hommage rendu à Michel Fournier

Ce début 2016 nous prend beaucoup de nos artistes -
c'est à travers toutes ces disparitions, que je m'aperçois que moi aussi je vieillis

bonne journée @ tous

Écrit par : Martine | 19/01/2016

Oui, ça tombe beaucoup en de début d'année... des connus, des moins connus... chaque jour est une feuille qui tombe du calendrier.

Écrit par : thierry | 19/01/2016

Un grand écrivain dont la discrétion et l'humilité n'ont d'égale que le talent.

Écrit par : Simone | 21/01/2016

Les commentaires sont fermés.