Je suis poète . Allons donc, qu’est-ce qu’un poète, ce rêveur des bords de rivière et des matins qui chantent, peut bien avoir à dire de sérieux dans des circonstances aussi graves que celles que, immobiles, nous traversons ? C’est aujourd’hui n’est-ce pas l’heure de la pensée rigoureuse et des experts en tout genre, infectiologues, virologues, psychologues , sociologues, tous les machinologues qui divisent la réalité en fragments pour mieux la maîtriser je suppose.
Le poète n’a aucune expertise et surtout pas en matière de virus couronné ou de gestes barrières et il ne prétend nullement à une maîtrise du réel. Mais pour peu que l’on veuille bien admettre que ledit réel n’est pas qu’une affaire d’atomes et de molécules et que vivre et mourir ne se réduisent pas à la gestion de mécanismes objectifs que conceptualisent les machinologues en tout genre, et que toute vie humaine d’autre part se signale par la conscience simultanément effarée et désirante du chemin qu’elle doit s’inventer dans la profondeur mystérieuse d’un réel qui la dépassera toujours, alors le poète a en toutes circonstances son mot à dire.
L'écho le plus juste et le plus nécessaire
Ce qu’il dit peut fort bien, paradoxalement, n’avoir aucun rapport exact avec l’actualité du moment et en être cependant l’écho le plus juste et le plus nécessaire, voyez le récent succès du poème Couvre-feu d’Eluard sur le net. C’est que la parole du poète prend en charge cette part du réel qui ne relève d’aucun savoir constitué et que le discours des experts préoccupés des faits et des effets de surface manquent à tout coup: c’est le réel en nous filtré et recomposé par la pensée, le sentiment, l’émotion, la sensation. Appelons ça les effets de profondeur.
Que l’événement induit mais qui échappent à l’événement. Et dont le poème est la transcription et l’occasion du partage. Or il se trouve que dans une vie d’homme il n’y a jamais que deux événements, l’amour et la mort, le sommet d’intensité de la vie ou sa disparition, quelles que soient les formes visibles et variables de ces événements. Est-il utile de rappeler qu’on lit souvent des poèmes à l’occasion d’un mariage ou d’un enterrement ?
L’événement d’aujourd’hui c’est la mort
L’événement d’aujourd’hui c’est la mort. Ou plutôt l’irruption de la conscience de la mort dans la vie, cela qui redistribue les cartes de l’existence et est depuis toujours la raison d’être de la poésie et sans doute sa définition ultime. Tout poème a pour arrière-pays la mort ou quelqu’un de ses avatars, la solitude, la perte, l’exil, la chute...et dit simultanément le prix exorbitant de la vie et des infinies beautés de ses apparitions. Ce que formulait ainsi René Char: "La lucidité est la blessure la plus rapprochée du soleil".
Lisez à peu près n’importe quel poème, fût-il écrit il y a mille ans, il y a de fortes chances qu’il consonne à l’état émotionnel collectif du moment : tout poème vibre de la vie qu’il porte dans la prémonition de sa perte. "Il n’aurait fallu / Qu’un instant de plus / Pour que la mort vienne..." , cet incipit d’Aragon est pour le poète l’incipit de chaque instant.
Ce principe du prix de la vie dans la mort dont procède tout poème est par ailleurs le fondement d’une conception de l’existence et de la vie humaine que depuis toujours, au-delà de ses formes et fonctions diverses, la poésie inlassablement propose. On ne l’a jamais vraiment prise au sérieux parce qu’elle contrevient radicalement aux attendus constants du développement des sociétés humaines depuis l’aube des temps : un progrès dont les fins et les moyens sont l’avoir, le pouvoir et le paraître et dont le libéralisme marchand mondialisé est par exemple le triomphe.
une autre manière d’habiter le monde pour programme
La poésie n’est évidemment ni l’exposé systématique ni le programme mais l’intuition et l’argumentaire implicite d’une autre manière d’habiter le monde. Il y a mille façons d’habiter poétiquement le monde dont chacun fait possiblement l’expérience, même sans crise virale, dans ces heures de parenthèse qui suspendent sa vie mercenaire ou qui s’essaient dans ces chemins d’existence alternatifs que beaucoup s’inventent depuis toujours en contrebande.
Elles ont pour dénominateurs communs le refus du primat de l’avoir sur l’être, de la relation de pouvoir à l’autre, l’autre humain, la nature et les animaux même ( Rimbaud dans la fameuse lettre du Voyant), de l’imposture qui décide de la valeur de l’être dans le paraître. Cela a tout à voir avec l’affaire du coronavirus qui est un nouveau symptôme après beaucoup d’autres d’un mauvais usage du monde, littéralement mortifère, cette fois la preuve est immédiate et flagrante .
Penser un autre usage du monde, à l’opposé exact de l’ordre ancien, est donc bien une urgence sauf pour ceux qui comme Luc Ferry, curieux philosophe à la pensée confinée dans l’idéologie qui l’arrange, prennent en panique les devants pour affirmer que l’après doit continuer l’avant, business as usual, et que c’est l’option la plus raisonnable (cf. Le Figaro du 30 mars). On voit où mène le genre de raison qu’il invoque. Monsieur Ferry, pour qui sans aucun doute tout était naguère pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles à part un éventuel mal de dent, prétend en quelque sorte qu’il faut avoir le sens des réalités.
le sens des réalités va contre le sens de la réalité
Je tiens pour ma part, comme le poète Georges Perros, que "le sens des réalités va contre le sens de la réalité". Je doute certes que l’objection d’un poète ébranle la ferme certitude de Monsieur Ferry pour qui la poésie relève probablement du quart d’heure de récitation à l’école ou de la cerise sur le gâteau des vieilles humanités. N’est-ce pas lui qui nommé en 2002 ministre de l’Education nationale décida d’emblée de supprimer les deux tiers de la subvention du Printemps des Poètes naissant ?
Refonder notre relation au monde individuellement et collectivement selon un principe poétique sine qua non n’est ni simple ni confortable, c’est même d’évidence un risque comme toute liberté prise avec les vérités admises . Il y a heureusement des philosophes qui n’hésitent pas à ce risque. C’est par exemple aujourd’hui l’heure exacte pour lire ou relire l’Eloge du risque d’Anne Dufourmantelle, cet extraordinaire bréviaire de la vie indexée à l’insatiable désir d’inconnu et dont chaque page offre l’exemple d’une pensée qui au péril de son courage réfute toute assignation à résidence du sens, donc à la résignation.
On y lit par exemple ceci : "Sacrifierons-nous encore et toujours davantage à nos appétits affamés de pouvoir et de maîtrise technologique, ou aurons-nous l’audace de reprendre en nous la responsabilité d’une difficile liberté qui ne se risque qu’à mesure où elle se trouve menacée ?"
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