20/09/2021
La prière des visages
La prière des visages
Père Yann Vagneux, m.e.p.
À chaque fois que je reviens en Inde, je suis saisi par le vertige de la multitude. Il faut dire que le pays compte presque un milliard trois cents millions d’habitants ! Cette terre offre une expérience fascinante de regards qui ne cessent de s’échanger, de sourires qui se répondent généreusement, de visages qui s’offrent, dévoilant furtivement un mystère plus grand.
Un livre à déchiffrer
Avec le temps, j’ai fait de la contemplation émerveillée de tous les visages une véritable prière. J’ai appris à m’approcher du secret qu’ils portent. Bien sûr, il en est qui, à force d’artifices, ne laissent plus rien filtrer de vraiment personnel. D’autres qui essayent de masquer de trop grandes souffrances. Mais il est aussi des visages qui s’offrent tout simplement dans leur joie de vivre ou leurs épreuves intimes. Il est des visages que le temps a burinés et d’autres qui parlent déjà du ciel… Chaque visage est un livre à déchiffrer pour découvrir en lui le reflet d’une personne incomparable. Chaque visage est une interpellation, un « je vous en prie » qui transforme justement sa vision en prière.
Il faut demander ici l’assistance de l’Esprit – lui qui « assoupli[t] ce qui est raide » et « réchauffe ce qui est froid » – pour ne jamais être indifférent en présence d’autrui. En effet, seul l’Esprit peut nous sortir des prisons de notre autisme spirituel. Lui seul, en rendant le cœur liquide, peut faire voler en éclat nos égoïsmes afin d’accueillir la présence unique de ceux qui nous entourent. Alors, comme le disait de façon impressionnante une homélie antique, nous pouvons éprouver tout à la fois une véritable compassion en étant « comme plongés dans le deuil et l’affliction pour le genre humain » (Homélie du ive siècle) et une joie sans mélange en étant joyeux avec ceux qui sont dans la joie (Rm 12, 15). Ainsi nos glaciales solitudes peuvent-elles s’emplir de la présence de tout un monde avec lequel nous marchons main dans la main.
Comme une prière de mère
Accueillir ainsi chaque visage donne à notre prière un poids d’humanité sans lequel elle risquerait de s’étioler ou de tourner en rond. Nous désirons présenter au Père chaque vie, chaque bonheur, chaque souffrance. Qui que nous soyons, nous sommes appelés à intercéder sans fin en faveur de toute l’humanité. Certes, Dieu n’a pas besoin que nous lui donnions des nouvelles d’ici-bas, mais il a voulu que notre cœur ressemble à celui de son Fils, lui l’unique prêtre qui ne cesse de faire monter le cri du monde au cœur du ciel. Plus encore, nous découvrons que toutes nos vies sont entrelacées dans le mystère de la communion des saints, où « chacun est porté par d’invisibles prières et sacrifices, s’est nourri d’innombrables dons d’amour, est incessamment fortifié et tenu debout par des soutiens divers » (Hans Urs von Balthasar).
La prière des visages n’a pas besoin de grands mots ni de formules très élaborées. Elle ne nécessite même pas d’oratoires silencieux. Elle se fait sur-le-champ lorsque nous entrons en présence de quelqu’un et que nous ne nous dérobons pas à notre semblable (cf. Is 58, 7). Pour paraphraser Thérèse de Lisieux, la prière sur les visages est non seulement « un élan du cœur » et « un simple regard jeté vers le ciel » mais aussi le regard d’une mère dont les entrailles savent deviner immédiatement ce que vivent ses enfants et qui présente ensuite chacun d’eux à Dieu.
Puisse celui qui connaît toutes choses trouver d’innombrables visages lorsqu’il sondera nos cœurs ! Il est écrit que les cœurs purs sont bienheureux car ils verront Dieu (cf. Mt 5, 8). Mais les cœurs purs sont aussi ceux qui se laissent interpeller par chaque visage d’homme qui mystérieusement porte la présence du Bien-Aimé : « Car j’avais faim, et vous m’avez donné à manger ; j’avais soif, et vous m’avez donné à boire ; j’étais un étranger, et vous m’avez accueilli ; j’étais nu, et vous m’avez habillé ; j’étais malade, et vous m’avez visité ; j’étais en prison, et vous êtes venus jusqu’à moi ! » (Mt 25, 35-36). Ainsi la prière des visages mûrit-elle en une féconde vie chrétienne au service du prochain. Tel est le critère de son authenticité.
Le père Yann Vagneux est prêtre des Missions étrangères de Paris à Bénarès, en Inde.
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