25/10/2007
L'homme qui vacille
L’homme, lointainement dans le temps, est cet hominien qui se met debout. « Homo erectus ». Et il marche à travers le monde, se répand, conquiert les espaces ; il devient « Homo sapiens », marche à travers l'esprit, conquiert les savoirs et les sagesses. Ces derniers temps, il a découvert l'infiniment petit, a marché sur la lune. Il s'est mis debout comme homme libre, égal, fraternel, en droit et en dignité, parmi tous les être humains, avec eux.
Cet homme qui est debout coexiste de plus en plus avec une sorte de double qui lui colle à la peau, un double qui est aussi fragile qu'il est, lui, puissant ; un double que l'on pourrait appeler « homme qui vacille ».
Tant de certitudes et pourtant perdant pied, déterminés et pourtant mal assurés, fermes et pourtant traversés d'hésitations, résolus et pris de vertige : tels nous sommes aujourd'hui, indissolublement écartelés. Il nous faut désormais vivre dans cet état, apprendre à l'assumer.
On parle beaucoup de précarité depuis quelques années. Non pas seulement dans le sens de cette vulnérabilité inhérente à la vie humaine comme en parlait Camus qui évoquait souvent « la précarité réelle de la condition humaine ». Mais aussi dans une constatation d'une précarité qui se déploie dans notre époque moderne et au coeur même des vies ordinaires ; toutes les vies, désormais, sont promises à la précarité ; car, chacun désormais le sait, si l'on n'est pas précaire, on le sera un jour, ou on pourra l'être un jour. En même temps que toutes les certitudes du monde, sont maintenant présentes, dans les existences humaines, toutes les précarités du monde.
L’homme de tous les jours vacille dans sa vie ordinaire. Qu'est-ce qu'une vie ordinaire ?
Celle, nous dit le philosophe Paul Ricoeur, qui se déroule dans une certaine stabilité parce qu'elle peut à peu près mettre en oeuvre quatre « capacités » fondamentales : pouvoir dire, pouvoir agir, pouvoir raconter et enfin pouvoir se croire capable de dire, de faire, de se raconter. La précarité commence lorsque ces capacités sont atteintes ; on vacille, on est alors déstabilisé. Un jeune philosophe, Guillaume Le Blanc, a repris la recherche de Paul Ricoeur, l'a excellemment poursuivie et élargie dans son livre ³Vies ordinaires, vies précaires² (Seuil, 2007) ; il interroge ces vies fragilisées où des êtres humains sont dans la société sans plus y être, « un pied dedans, un pied dehors » ; il se demande « ce qu'est une société qui produit structurellement de la précarité » ; il explore les souffrances, tant sociales que psychiques, qu'engendre l'épreuve de la précarité.
Mais quel programme pour que ces « vies précaires » puissent ne plus suffoquer et retrouver une respiration normale ? Leur redonner la possibilité d'un agir créateur. Comment ? En commençant par le commencement, en reconnaissant, là où elles sont, ces vies précaires, telles qu'elles sont ; et le plus grand obstacle, c'est qu'elles sont souvent quasiment invisibles n'étant pas dans une exclusion radicale ; il y a aussi ceci qu'elles veulent donner le change, faire comme si tout allait bien ou pas trop mal.
Reconnaître l'autre qui est dans une vie précaire est impossible si nous sommes dans notre fortin, bardés de certitudes et d'assurance, si nous n'avons pas osé, par peur, regarder nos propres précarités. Celui qui est sans blessure, durci dans ses convictions où il croit « dur comme fer » sans jamais douter, ne peut que passer à côté des blessés de la route sans même s'apercevoir de leur existence. Mère Teresa, si elle avait cru d'une foi compacte et fermée, si elle n'avait pas vécu sa foi dans une vraie précarité, aurait-elle eu à coeur les plus humainement déshérités ?
Oui, nous ne sommes pas seulement l'homme debout mais aussi l'homme qui vacille ; et sans doute est-ce une bénédiction pour l'avenir de l'humanité que se fasse aujourd'hui de plus en plus cette prise de conscience sans laquelle notre monde se couperait de plus en plus en deux secteurs totalement antagonistes, en deux sortes d'êtres humains, les clos sur eux-mêmes et les exclus, aussi perdus les uns que les autres.
Jean-François SIX in ‘lettre du 127’, n° 25, octobre 2007
14:00 Publié dans Réflexions spirituelles | Lien permanent | Commentaires (0)
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