06/10/2016
La parole poétique
Comme le symbole, la poésie fait signe, suggère la richesse profuse d'un « invisible » sans lequel le visible bascule dans le morne ennui de la platitude. Elle donne à penser, à rêver, à méditer en ouvrant le lecteur aux perspectives de sa vocation spirituelle, au sens le plus large du mot. Car l'homme, dit fortement Pierre Emmanuel, est « la seule créature qui ne soit pas seulement une créature » mais une aspiration à l'Être.
En cela, la poésie fait figure d'oxygène indispensable sinon vital. « Envole-toi bien loin de ces miasmes morbides », conseille Baudelaire qui poursuit : « Derrière les ennuis et les vastes chagrins/Qui chargent de leur poids l'existence brumeuse/Heureux celui qui peut d'une aile vigoureuse/S'élancer vers les champs lumineux et sereins. »
Se souvenir d'Yves Bonnefoy
C'est à la portée de tous à condition de se défaire de soi, de s'abandonner à la grâce du Cimetière marin de Valéry : « Ce toit tranquille, où marchent des colombes. Entre les pins palpite, entre les tombes… » ou des Yeux d'Elsa d'Aragon : « Tes yeux sont si profonds qu'en se penchant pour boire/J'ai vu tous les soleils y venir se mirer… » Ou bien encore ce si sobre « Le feu est clair, la table mise, le vin brille dans les carafes » de Bonnefoy. Il irradie.
Dans ses nombreuses conférences, Bonnefoy n'a cessé d'insister sur le grave préjudice causé à la poésie par l'invasion des images qui finissent par stériliser la capacité d'imaginer. Puisque ces images toutes faites nous sont offertes sans compter, à quoi bon s'astreindre à ce joyeux effort de la lecture dont porte témoignage Le cercle des poètes disparus ?
Mais justement, est-il si joyeux après une scolarité où trop souvent, à l'écoute attentive, respectueuse et fervente du poème et de sa musique est substitué un écorché comme on le fait des grenouilles sur la paillasse, un dépeçage apparenté à une opération de conquête, de prise de possession guère éloignée du viol. D'où le conseil de « ne pas trop céder à la tentation de faire des analyses textuelles » pour savourer le suc de la « parole » dès lors apprise… « par cœur ». Que dirait-on d'un enseignement musical limité aux cours de solfège ?
Se mettre dans l'« état de poésie » (Georges Haldas), c'est s'ouvrir à la profondeur des choses pour communiquer avec le « sens fondamental de la vie ». Mais cela suppose une disposition devenue de plus en plus rare à faire silence, à entrer en silence et à se donner la possibilité d'« entendre dans chaque mot un silence qui est, en dessin, l'équivalent de la non-couleur, du vide ». De l'importance, comme le dit dans un clin d'œil le poète breton Gilles Baudry, de « laisser au silence… le dernier mot ».
Jacques Le Goff, professeur émérite des universités
Ouest-France du 24 août 2016?
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