Cher Antoine de Saint-Exupéry,
Le temps des anniversaires nous rappelle que vous êtes mort pour nous il y a soixante-treize ans. Vous êtes parti en aviateur et en poète le 31 juillet 1944 aux commandes de l’avion de chasse non armé qui vous servait d’avion d’observation : trente ans, jour pour jour après la mort de Jean Jaurès, le premier tué de la Grande Guerre.
En ces périodes estivales, nous avons tout le loisir de nous souvenir des belles choses et des êtres admirables. 31 juillet 1944 : Cherbourg était libre. Rennes, Vannes, Nantes, Angers, Saint-Brieuc et Paris allaient bientôt être libérées. Caen venait de l’être après avoir été rasée.
Dans le dortoir où vous dormiez avec deux autres pilotes, la veille de votre disparition, on a retrouvé un testament spirituel, une lettre écrite à l’un de vos amis un an plus tôt, mais jamais envoyée. On la prend encore à tort pour votre dernière missive.
Vous y parliez des Bretons : « Je songe aux marins bretons d’autrefois, à ces nœuds complexes d’appétits violents et de nostalgies intolérables qu’ont toujours constitués les mâles un peu trop sévèrement parqués. Il fallait toujours pour les tenir des gendarmes forts ou des principes forts, ou des fois fortes. Mais aucun de ceux-là ne manquerait de respect à une gardeuse d’oies. L’homme d’aujourd’hui, on le fait tenir tranquille, selon le milieu, avec la belote ou avec le bridge. Nous sommes étonnamment bien châtrés. Ainsi, sommes-nous enfin libres. »
Et vous aviez conclu ainsi : « On ne peut plus vivre de Frigidaire, de politique, de belote et de mots croisés, voyez-vous ! On ne peut plus vivre sans poésie, couleur, ni amour. »
Retour à l’enfance salutaire
Le vrai Petit Prince c’est vous cher Antoine. Il suffit de contempler votre visage d’enfant pour nous en convaincre. Certes, il nous arrive de nous haïr les uns les autres avant de jouer au loto ou sudoku pour oublier nos misères et celles du monde. Mais vous nous avez rendu à notre enfance.
L’enfance, ce grand territoire d’où chacun est sorti ! Vous nous avez rappelé que nous étions de notre enfance comme d’un pays, et que nous devions rester capables de porter sur chaque nouveau matin du monde un regard toujours émerveillé.
Aujourd’hui votre visage n’est inclus dans aucune urne, dans aucune tombe. Il est définitivement libre. Il a rendu à la vie le lot de rides et de plis qu’elle avait pu déposer sur la plage de votre grand front.
Votre regard s’est sans doute effacé peu à peu comme un reflet dans un miroir, mouchant votre sourire comme on mouche la chandelle de la vie lorsque le visage des morts se fige, à moins qu’il ne se détende.
Dans sept ans, nous serons huit milliards de petits princes et de petites princesses, migrants de passage, sur une planète qui s’enrichit chaque jour, compte tenu des arrivées et des départs. La population de la terre aura bientôt quadruplé depuis votre départ. 250 millions de terriens sont des migrants.
Nos roses ont toujours des épines. Nous ne savons pas comment nous vieillirons. Nous ne savons pas si notre planète mourra de la chaleur ou de la glace. Nos nuits sont parfois peuplées de cauchemars. Mais vous nous avez réveillé dans notre désert apparent.
Il est temps de vous relire cher Petit Prince. Il est grand temps de partager le monde.
Jean-Pierre Guéno, écrivain et éditeur, Ouest-France du 29 juillet 2017
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