Que la fête commence ! On aimerait s’en tenir aux habituels clichés sur le football de toutes les légendes, beau jeu et part de rêve vécue sur les plages ou dans les favelas par ceux qui n’ont rien. Mais même le Brésil peine à y croire. Les infrastructures destinées à accueillir le public ne sont pas toutes prêtes. Décidément, quelque chose du ballon rond ne tourne plus tout à fait rond. Une nette majorité de la population brésilienne le pense désormais : plutôt que des stades grandioses, mieux vaut construire des écoles et des hôpitaux, ou améliorer le quotidien des réseaux de transports. Si même le Brésil doute…
Admettons que, d’ici la finale du 13 juillet, la tension propre au spectacle fasse taire les grincheux. La question longtemps taboue n’en restera pas moins posée : une Coupe du monde, si l’on veut. Mais à quel coût pour les collectivités publiques ? Et pour transmettre quelles valeurs ? Longtemps impossibles à formuler, de telles interrogations ne peuvent que ressurgir – elles reviendront en France, selon toute probabilité, quand on regardera de plus près le coût de construction ou de rénovation des stades pour l’Euro 2016 et que les chambres régionales des comptes s’intéresseront à la dérive budgétaire de plusieurs de ces chantiers, sujet que La Vie a déjà eu l’occasion d’aborder. Je proposerais bien, pour ma part, cette définition de la laïcité : « Séparation du football et de l’État. La République ne reconnaît ni ne finance aucun stade. »
Le dieu foot est dévoré par le dieu fric. Une chaîne qatarie, filiale d’al-Jazeera, a déjà mis sur la table 60 millions d’euros pour la retransmission de ce même Euro 2016, au grand dam de TF1 et de M6. Et puisque l’on parle du Qatar et de sa pétromonarchie, il faut bien sûr évoquer la Coupe du monde annoncée pour 2022 dans ce pays du Golfe qui veut faire du football-paillettes une manne aussi providentielle que le furent les hydrocarbures – inépuisable, qui plus est. Peu importe le prix à payer pour y parvenir. La construction à marche forcée d’équipements adéquats aurait déjà conduit, selon diverses organisations de défense des droits de l’homme, à l’exploitation et même à la mort de centaines d’ouvriers indiens ou népalais. Et le chantier n’en est qu’à ses débuts…
À l’exploitation éhontée des travailleurs immigrés s’ajoute la corruption avérée d’une instance internationale, la Fifa, qui a attribué la compétition de 2022 dans des conditions pour le moins louches. La corruption n’est certes pas nouvelle à ce niveau : on a souvent marchandé, avec plus ou moins de mesure et de sens des convenances, le soutien de petits pays. Dans le meilleur des cas, on a promis une aide au développement, un renvoi d’ascenseur, des facilités financières. Dans le pire, on a graissé la patte aux représentants du sport national ou à quelques politiques. Mais trop, c’est trop. L’affaire du Qatar se révèle d’autant plus embarrassante que la décision prise est absurde. À l’heure où l’on tente désespérément de prendre conscience de la catastrophe sociale, environnementale et géopolitique que constitue le réchauffement climatique, il fallait être particulièrement détaché de tout sens du bien commun pour envisager d’organiser, et donc de climatiser, une compétition de ce niveau en plein été dans une des zones les plus chaudes de la planète.
Protégée par son statut de droit suisse, la Fifa n’a guère l’habitude de rendre des comptes. Mais le football ne peut plus rester ni au-dessus des investigations de la presse internationale, ni à l’écart de l’immense responsabilité sociale que lui confère encore son statut de grand sport populaire. De ce point de vue, la relative modestie et le sens du collectif apparemment retrouvés par l’équipe de France sous la direction de Didier Deschamps sont au moins un signe encourageant : quand la coupe est pleine, on peut la vider et repartir à zéro.
Jean-Pierre Denis - Editorial de La Vie de ce jeudi.